J'ai beau me la jouer vieux con cynique que plus rien n'étonne, la mort récente de Jean Pormanove m'a pas mal secoué.
Je n'avais jamais entendu parler de lui, et très peu de Kick, la plateforme de streaming qui a diffusé cette horreur. Je suis tombé un peu par hasard sur une discussion des faits par le streamer Kalee Vision, et les faits en question m'ont collé la gerbe.
J'espère bien entendu que justice sera faite, mais plus encore, qu'on ne va pas se contenter de coller ses tortionnaires en taule et passer à la suite.
Qu'on soit bien clair : rien de ce qui suit n'excuse ou ne minimise la gravité de ce qui s'est passé et la culpabilité des ordures qui se faisaient passer pour ses potes ne fait pour moi aucun doute. Mais prétendre qu'ils sont les seuls responsables, c'est trop facile. Cette tragédie est un symptôme, et la tumeur est profonde.
Je ne vais pas m'attarder sur les actes ou la popularité dont jouissait manifestement ce "contenu".1 Oui, c'est choquant, mais d'autres sauront commenter ça bien mieux que moi. Mais par pitié, si on doit se dire que "Mon dieu, le monde devient fou", allons jusqu'au bout du raisonnement.
Kalee, dans son stream cité plus haut, fait un parallèle avec ce qu'on peut voir tous les soirs dans les émissions TV d'Hanouna. Et si TPMP n'atteint évidemment pas ce niveau de violence, la comparaison est pertinente.
L'humiliation comme divertissement, ça n'a malheureusement rien de nouveau. La télé réalité l'avait déjà bien compris il y a 30 ans. Le reste, ce n'est plus qu'une question de curseurs. Et éventuellement de garde-fous, mais ça fait belle lurette que ceux-ci ne tiennent plus face au saint profit.
Quand tout se vend et que l'humain n'est plus qu'un corps à exploiter, alors il suffit de pousser la logique jusqu'au bout pour se retrouver avec une tragédie comme celle la.
La défense des co-streamers, c'est que tout était ok, puisque la victime était consentante. Oui, c'est odieux. Je passe sur la gueule du consentement dans une situation d'emprise manifeste arrosée de manipulation.
Mais derrière ce consentement douteux, il y a l'idée que l'individu est responsable de ce qui lui arrive. Idée au cœur du modèle qu'on nous vend depuis des années et qui gangrène peu à peu tous les pans de la société. La révolution du père Macron, c'est à ça qu'elle nous mène. Et ce ne sont pas les fascistes qui s'apprêtent à le remplacer qui s'en offusqueront.
Et on s'étonne que des gamins, qu'on arrose volontiers de pognon du moment qu'ils fassent le buzz, appliquent cette même logique, jusqu'au point de non retours. Alors une fois qu'on aura fini de se scandaliser des déviances de la jeunesse, ça vous dirait pas de se poser et de réfléchir 5 minutes à la putain de dystopie qu'on leur a construit ?
La zone de non-droit, c'est toi.
Je vois déjà venir les grands discours sur l'urgente nécessité de reprendre le contrôle sur cette zone de non-droit2 que sont les internets.
Sauf que non. Putain, non. Je ne dis pas que les choses sont toujours aussi simples, mais sur ce coup là, l'affaire a au moins le mérite d'être limpide.
Si j'espère bien que la plateforme Kick va prendre cher3, faut pas non plus nous prendre pour des cons.
Pour rappel, ces scènes de torture ont été diffusée publiquement, comptabilisant plusieurs dizaines milliers de vues par jour, pendant 3 ans. Et personne n'a été foutu d'intervenir, même après que Mediapart, dans le cadre d'un article sur le sujet datant de plus de 6 mois, ait alerté entre autres la ministre déléguée au numérique, qui a beau jeu d'annoncer sa sidération aujourd'hui.
L'article en question aura au moins permis l'ouverture d'une enquête judiciaire... qui est toujours en cours à ce jour, et n'a visiblement pas empêché les incriminés de continuer.
Tout ça s'est passé à Nice, qui me semble-t-il est toujours un territoire soumis à la loi Française.
S'il s'était agi de forcer Kick à retirer les contenus, alors ça aurait pu ếtre compliqué. Mais contraindre les bourreaux à arréter leur massacre, qu'est-ce qui nous en empêchait au juste ?
Alors qu'on ne vienne pas nous entuber en nous racontant qu'on a rien pu faire à cause des vilains réseaux sur lesquels on ne contrôle rien. Si rien n'a été fait, c'est parce que personne n'en a rien eu à foutre, tout simplement.
Et c'est bien ça qui me fout la gerbe.
La responsabilisation des plateformes, en soi, pourquoi pas4, mais la responsabilisation de l'état, c'est pour quand ? Ce serait peut-être plus productif que de pointer du doigt les vilains réseaux pour surtout éviter de se regarder en face et se demander comment une société tout entière a pu laisser faire ça sans réagir.
Il y a une sacrée offensive sur le peu de libertés numériques qui nous restent qui se prépare pour l'automne. Vu l'horreur de cette histoire et l'émotion bien légitime qu'elle suscite, les pourris qui nous gouvernent ne manqueront pas de l'instrumentaliser pour nous vendre leurs prochaines mesures liberticides.
Parce que bien sûr. C'est en fliquant les communications individuelles qu'on va empêcher de nouveaux drames d'être... diffusé massivement et publiquement, sans même essayer de se planquer ?
Et si on faisait en sorte de pouvoir appliquer les lois qu'on à déjà avant d'en voter de nouvelles, pour changer ?
Ne nous faisons pas avoir. Les responsables, ce sont eux et le système qu'ils portent. Traiter les gens comme de simples chiffres au mieux, ou comme des machines à trimer au pire, ça crée des monstres. Qui aurait pu prédire, hein ?
Si on veut ne serait-ce que faire mine d'honorer la mémoire de Jean, alors il va falloir sérieusement envisager de reconstruire le modèle social qu'on s'acharne à détruire depuis plus de 30 ans. Et ce n'est pas à coup de bâtons ou en s'apitoyant sur la nature humaine qu'on y arrivera.
Tout autre projet ne sera que du vent. Et si cette mort ne sert qu'à justifier toujours plus d'autoritarisme, alors autant cracher directement sur sa tombe.
Repose en paix, JP. J'aimerais me tromper, mais quelque chose me dit qu'on t'aura rejoint avant que quoi que ce soit ne change.
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C'est pratique, les mots qui ne veulent rien dire. Surtout quand ca permet à des sadiques de se prendre pour des créateurs. ↩
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Parallèlement, la ministre déléguée chargée du Numérique, Clara Chappaz, a estimé ce vendredi matin sur Franceinfo que « ce Far West numérique doit cesser », parlant de remettre sur la table l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans, désirée par Emmanuel Macron. Une « mesure ferme » mais nécessaire selon elle.
Même son de cloche chez le ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, qui dénonce un drame « abominable sur le plan humain », décrivant internet comme « une zone de non-droit », lors d’un entretien sur RTL. ↩
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La plateforme faisait activement la promotion de ce stream (l'un de leurs plus gros succès d'audiences) et ne peut décemment pas prétendre qu'elle ignorait ce qui s'y passait. On est pas sur les magouilles algorithmiques habituelles ou sur des enjeux de liberté d'expression, mais bien sur un partenariat actif et délibéré avec un spectacle avec lequel n'importe qui de sensé aurait refusé de s'associer.
De la part d'un réseau financé par une boite de jeux en ligne déjà réputée pour le peu de scrupules que lui pose le fait de cibler des mômes.
En ce qui me concerne, qu'ils crèvent. ↩
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À condition qu'on réflechisse un minimum avant de faire ça n'importe comment. Et c'est déjà pas gagné. ↩